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Le banc de « suètes »

On ne sait pas comment la nouvelle s'est répandue. Tout le monde, il est vrai, a pu voir que la Loire montait. Mais comment tout le monde a-t-il su qu'il y avait depuis ce matin, dans le remous de l'Herbe Verte, un banc de suètes phénoménal ?

Ce ne sont pas les pêcheurs qui l'ont dit, toujours un peu jaloux les uns des autres, toujours caressant l'espoir vague d'être seuls à jouir de l'aubaine. Leur illusion est vivace et précaire : chaque fois qu'une crue légère a troublé les eaux de la Loire, ils l'ont retrouvée en eux-mêmes, jusqu'à l'instant de revoir sur la berge les mêmes concurrents familiers, odieux et chers comme une habitude très ancienne.

Des effluves ont volé par le bourg, un fluide subtil que les pêcheurs ont senti sur leur peau. Ils ont ficelé leur gaule de roseau, bêché le terreau du fumier, soulevé dans leur cour la théorie des pots à fleurs et les pavés des caniveaux. Les vers grouillent dans les boîtes de fer-blanc : ça va bien.

Ils descendent vers la Pissason, une ruelle en pente qui longe les jardins de l'hospice. Un peu plus bas, devant la vieille muraille qui clôt le parc du Château, des platanes élèvent dans la nue leur ramure encore dépouillée. Les égouts du pays se déversent à leurs pieds, laissent couler leurs gadoues au fond d'un fossé très creux, envahi d'orties blanches, de ramberges et de ciguës.

La Loire paraît au bout, jaunâtre sous un ciel terne. Près de la rive, dans l'orbe de remous, les moutons d'écume culbutent. Les nuages traînent très bas leurs formes haillonneuses, traversés çà et là de trouées froides, de pâleurs changeantes et nacrées que des glacis répètent sur le fleuve.

C'est le père Buvat qui est arrivé le premier : naturellement. Il y a là un autre mystère. Buvat, rhumatisant, se traîne de guingois comme un crabe ; un enfant de six mois, à quatre pattes, battrait le père Buvat à la course. Pourtant, arrangez ça comme vous pourrez, partout où il y a du poisson à piquer, Buvat y arrive le premier. Est-ce qu'il chemine la nuit? Est-ce qu'il couche au bord de la Loire? A peu près. Sa maison se blottit contre l'épaule de la levée, hasardant par-dessus, tout juste, le regard d'une lucarne arrondie au bord de son toit.

Buvat, cette nuit, n'a guère dormi. Il a dû entendre la crue, vaste rumeur fuyant et revenant toujours à travers les ténèbres mouillées. Quand Prodhomme, sur ses courtes pattes, a montré sa bedaine au bas de la Pissason, il a vu Buvat installé : un dos maigre sur un pliant, par-dessus un bonnet de loutre, et par-dessus encore, tremblant vers l'eau comme une antenne, une perche de roseau qui suivait le glissement du remous.

– Ça mord, père Buvat ?

– Hon !... Sais rien... Verrez vous-même.

Le vieux n'est guère bavard. Il tourne à peine vers l'importun son étroit visage couleur de buis, ses yeux grisâtres qui larmoient. Courroucé? Hargneux? On ne peut pas le discerner. Buvat pêche. Vous pourriez tirer le canon dans son dos. Ce n'est pas Buvat, mais son double, qui a répondu à Prodhomme.

– Messieurs, bonjour ! dit Joqueviel.

Prodhomme est ancien couvreur, Joqueviel ancien maître à danser. Il s'avance sur les pointes, les bras en ailes de pigeon. Un sourire éternel fige sa bouche, fleurie d'un râtelier trop blanc. Il déficelle sa gaule, levant un petit doigt précieux, serre la main de Prodhomme et demande :

– Ça biche?... au bois.

Prodhomme reste hermétique. Joqueviel murmure :

– C'est un conte.

Il est intarissable. Ses paroles bousculent son sourire, font trembler son râtelier :

– Nous sommes comme Charles, dit-il... Nous attendons. Marchez doucement, de grâce, monsieur Prodhomme ! Il n'y a rien de plus « communicateur » que l'eau. Ah ! voici Oreste et Pylade, monsieur Varachaud et monsieur Jacquemetton... Oreste et Pelade ! Car monsieur Jacquemetton fut coiffeur... Vraiment celui-là est joli.

Les deux bonshommes descendent côte à côte, depuis l'hospice. Varachaud, cambrant le torse, soulève de la hanche un fruste pilon de bois. Jacquemetton est coiffé d'un vieux melon verdâtre que ses oreilles ont peine à retenir. Et voici Chaussaroux, l'ancien cafetier déchu, son chandail et son poil dans la main; Houdebine, l'ancien croupier, long, vachard, flottant dans ses frusques trop larges; Gaulupeau, naguère huissier, strict, sec, un petit cigare à la bouche; Berthoud, un ouvrier de la scierie, la main emmaillotée dans une serviette en écharpe.

– Eh ! ben, gars, ça ira tout de même ?

Il a eu deux doigts sciés, l'autre jour, en poussant trop loin une volige.

– Tout de même, répond-il. J'ai bon sang et bonne viande; ça se recolle, avec mes doigts en moins... Les « circulaires », c'est vache et traître.

Les gaules fouettent l'air avec des sifflements. Une kyrielle de plumes à pointe rouge tourne sur le remous parmi les moutons d'écume. Joqueviel fredonne :

 

Les rendez-vous de noble compagnie

Se donnent tous dans ce charmant séjour...

 

Longue, pâle, une suète gigote à la ligne du père Buvat. Une autre, presque aussitôt, courbe la canne de Gaulupeau. Et pendant un quart d'heure toutes les plumes filent et plongent, les gaules se ploient, et dans l'herbe les suètes soubresautent, pareilles à des harengs gras.

– Dites, monsieur Chaussaroux, si vous vouliez décrocher la mienne ?

Chaussaroux, bon diable, aide l'homme à l'écharpe. Les deux vieux de l'hospice se surveillent du coin de l'œil, jaloux de leurs prises réciproques.

– Ça m'en fait sept, dit Jacquemetton.

Mais Varachaud, ébouriffant sa raide moustache blanche :

– Vieux craqueur ! Six comme moi. Et les miennes sont rudement plus grosses !

Joqueviel, chaque fois qu'il pique une suète, l'amène gracieusement à fleur d'eau :

 

Viens avec nous, petite...

 

– C'est agaçant ! grogne Gaulupeau.

Buvat et lui pêchent pour pêcher. Et ils en prennent, le vieux Buvat recroquevillé sur son pliant, ramassé sur une grosse joie secrète, Gaulupeau attentif et précis, délimitant sa place du regard et d'un circuit de gaule inamovible.

– Dites, monsieur Chaussaroux..., recommence Berthoud.

Il s'excuse avec abondance :

–Je vous donne bien de l'embarras. On est bête, vous savez, quant on a une main comme la mienne... Je poussais mon bout de bois, tel que ça, quant j'ai vu un doigt qui sautait; j'ai rien senti sur le moment; l'autre doigt pendait rasibus... Ces circulaires, vous direz, c'est traître... Merci bien, monsieur Chaussaroux.

– En somme, quête Houdebine, les suètes, qu'est-ce que c'est au juste?

–C'est des harengs de mer, dit Prodhomme, des harengs blancs.

–C'est des sardines d'eau douce, affirme Jacquemetton, mais bien plus grasses qu'en mer, parce que l'eau douce est bien plus nourrissante.

– Je ne suis pas de votre avis, messieurs, dit Joqueviel. La suète n'est ni hareng, ni sardine. « Suète » est le nom vulgaire; le nom scientifique, sauf erreur, est « hotu ».

Il sourit de plus belle, sucre sa voix pour amadouer l'huissier :

– Qu'en pensez-vous, monsieur Gaulupeau ?

– C'est le chondrostome, gronde Gaulupeau.

Joqueviel lève l'auriculaire, salue, et se tient coi.

– En tout cas, reprend Prodhomme, c'est un poisson qui ne vaut rien pour la cuisine : c'est mou, c'est fade et cotonneux. On croirait mâcher de la vouate. On n'a guère que le plaisir de le prendre.

–Pas si mauvais que ça! plaide Chaussaroux. Revenu dans le beurre, c'est même fin. Seulement, il faut avoir bien soin d'enlever la peau noire qui tapisse le dedans du ventre.

Ils bavardent ainsi pendant que la matinée coule, devant la Loire emportée toute dans une large fuite giratoire. Au ciel glissent les mêmes nuées lâches, qui parfois laissent pendre jusqu'au fleuve de molles et tièdes traînées de pluie. Alors les suètes semblent plus pâles. Elles luisent dans l'herbe mouillée, où çà et là, blanches et mouchetées de carmin, s'entrouvrent les premières pâquerettes.

La pluie tombe plus lourde. Le ciel entier devient d'un gris jaunâtre, partout le même, lugubrement. Les gouttes, sur le remous, entre-tissent un voile rêche qui frissonne dans un murmure de soie. Les pêcheurs serrent les épaules, tendent à l'ondée leurs dos immobiles. Les suètes ont fini de mordre : on les voit jouer à la surface de l'eau boueuse, se poursuivre en sauts coulés bas. Une seule, qu'on croit toujours la même, cabriole en hauteur d'un bond qui ronfle sous la pluie.

Le banc a dû se déplacer. Seuls Gaulupeau et Buvat, placés à la gauche de la troupe, soulèvent une suète de loin en loin. Prodhomme, à droite de Gaulupeau, hanche vers lui d'instinct, déplace sournoisement son centre de gravité. Il attend le moment où Gaulupeau relance sa ligne, pour lancer à son tour sur la coulée de Gaulupeau. Soudain, l'huissier avance sa mâchoire :

– Dites donc, vous, ça va finir?

Le gros homme oscille tout entier; son derrière reprend son aplomb, comme lesté d'un rude coup de botte. A l'aile droite les deux vieux de l'hospice, trempant ensemble leurs lignes dédaignées, retrouvent un touchant unisson pour entonner le los des temps passés :

– Tu te rappelles, Jacquemetton, en 75 ? Misère en Prusse, quel banc de suètes ! J'étais là, tiens, justement à cette place... On les prenait par bêtise. L'eau en était si pleine qu'elle ne pouvait plus mouver.

–J'étais là aussi, Varachaud. Je m'en rappelle : on les prenait avec n'importe quoi, avec des grosses épingles en guise d'hameçons, pas plus de bouchon que sur ma main. Des vers, de la mie de pain, tout était bon. La ligne dans l'eau, toc ! ça y était.

–... Et comme ça pendant des jours. A la fin, on n'avait plus de vers, plus de pain. Alors on cueillait des pâquerettes et on les accrochait à l'hameçon.

–... Et on en prenait quand même, sans arrêt ! On en a sorti des tombereaux! Quel banc de suètes, hein, Varachaud ?

– On ne verra plus ça, Jacquemetton.

Il pleut, il pleut, sur une Loire épaissie d'argile. Chaussaroux, découragé, s'en va. Derrière lui, Prodhomme remonte la Pissason. Et Berthoud, et Joqueviel, et Houdebine plient bagage. Les deux vieux de l'hospice, envoûtés de souvenirs, ont laissé retomber leur gaule dont le scion s'enfonce dans l'eau. Buvat pêche, une goutte tremblante au bout du nez. Voilà une heure qu'il n'a rien pris. On ne sait pas s'il s'en aperçoit, puisqu'il pêche. Gaulupeau, droit et sec, change de fond, change de plombée, lance long, lance court, mâchonne son cigare noir. Sa plume s'enfonce, il ferre et lève la dernière suète. Alors son visage s'éclaire; il sourit, pour lui seul, et consent à partir.

Sous les platanes, côte à côte, Varachaud traîne son pilon et Jacquemetton se voûte, son melon vert posé sur ses épaules. La Loire dévale sous la pluie, énorme et triste, devant Buvat qui pêche.